En dessous de l'arbre
Réfugiés, Kakuma, Kenya, 1993, photo de Sebastiao Salgado - Sebastiao Salgado/Amazonas Images
Avant de mourir, l’arbre généreux donne encore son ombre à ceux qui veulent vivre.
D’abord, on ne voit que l’arbre. Immense et qui dépasse le cadre. Le tronc est constitué lui-même d’un enchevêtrement de troncs, les branches s’élèvent en tous sens, les racines ont crevé la terre ravinée par les pluies torrentielles. À droite, en bas, un autre arbre est déjà tombé. Certaines branches sont mortes, cassées ou sur le point de l’être, d’autres portent encore un feuillage résistant, épineux, sans douceur, mais qui s’emmêle à d’autres, de chaque côté. Elles donnent de l’ombre. De l’ombre pour les humains.
Classe en plein air
L’arbre s’élève sur une colline de terre, aride. Il abrite une classe. Séparés par le tronc, à gauche l’enseignant, à droite les élèves. On dénombre cinq adolescents – d’autres nous sont cachés sans doute – assis sur des pierres ou des branches, certains avec un cahier ou un livre sur les genoux, le visage tourné vers l’enseignant. Attentifs. L’enseignant, debout dans la lumière, à peine plus âgé que les élèves, dispose comme instruments de travail d’un tableau de fortune et de sa parole.
Cette photographie est l’une des trente que l’on peut voir durant l’exposition « Déclarations » (1), organisée pour les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme signée en décembre 1948. Elle a été prise en 1993 dans le camp de Kakuma, dans le nord du Kenya, qui accueillait alors les jeunes garçons fuyant le Soudan pour échapper au recrutement forcé de l’armée ou de la guérilla. Avec une autre de 1996, prise en Afghanistan, l’image dialogue avec l’article 26 de la Déclaration : « Tout homme a droit à l’éducation. L’éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l’enseignement élémentaire et fondamental. » Comment ne pas admirer ces jeunes qui, malgré l’hostilité du climat, apprennent à lire, à comprendre, à aimer, à vivre ?
Le noir et blanc de la photographie filtre l’essentiel. En éliminant les couleurs, qui parfois, nous distraient par leur éclat, le photographe nous concentre sur la dignité tant des personnes que de l’arbre.
L’arbre sage
La violence des pluies et la sécheresse auront raison de l’arbre. Mais, en attendant, l’arbre se fait tout accueil. Son ombre est maigre ? Il la donne. Il se fait amical pour les jeunes qui ont préféré les livres aux fusils. Il se fait protecteur pour l’enseignant qui n’a que sa parole à opposer aux discours de haine. Il est le vieux sage revenu de tout mais encore souriant, malgré tout. Il interroge.
Sebastiao Salgado est né en 1944 à Aimorès (Brésil). Depuis 1973, avec son épouse Lélia Wanick, il sillonne encore et encore les continents, nous redonnant des histoires de lutte, de résilience, de douleur affrontée et surmontée, de joie gagnée, de paix retrouvée. De dangers et de victoires.
L’image ici présentée a plus de vingt-cinq ans. Elle est d’hier et d’aujourd’hui. Située en un temps et un lieu, elle acquiert valeur d’éternité. Elle appelle à devenir cet arbre, cet enseignant, ces jeunes garçons. Elle crée une proximité et une solidarité nouvelles. Et j’entends, par-derrière, un murmure déjà connu : « Va et, toi aussi, fais de même » (Luc 10,37).
(1) Musée de l’homme, Paris, jusqu’au 30 juin.
Source : La Croix, 30 mars 2019